La loi organique n° 2004-758 du 29 juillet 2004 prise en application de l'article 72-2 de la Constitution relative à l'autonomie financière des collectivités territoriales a introduit dans le code général des collectivités territoriales un article L. 1115-1, au sein d’un chapitre alors intitulé « Coopération décentralisée ».

Cette codification a permis d’expliciter la possibilité déjà offerte aux collectivités, sous un certain nombre de conditions, de s’affranchir du principe selon lequel leur action est subordonnée à la preuve préalable de l’existence d’un intérêt public local.

L’objectif poursuivi était alors essentiellement diplomatique et permettait aux collectivités de dépasser le cadre purement symbolique des opérations de « jumelage », en les autorisant à « conclure des conventions avec des collectivités territoriales étrangères et leurs groupements, dans les limites de leurs compétences et dans le respect des engagements internationaux de la France ».

Cette coopération décentralisée s’est rapidement révélée être engoncée dans un carcan trop rigide et a connu plusieurs (r)évolutions :

En 2007, la loi « Thiollière » a d’abord ouvert la capacité à s’engager des collectivités au-delà des compétences exercées dans l’ordre interne et reconnu, ainsi, que la coopération décentralisée constituait une compétence propre, par attribution de la loi.

En 2014, le texte évolue une nouvelle fois pour consacrer un changement de paradigme : exit la coopération décentralisée, l’article L. 1115-1 s’inscrit désormais dans le cadre de « l’action extérieure des collectivités territoriales ».

Ce glissement sémantique n’est pas anodin : là où la notion de coopération révèle, implicitement mais nécessairement, l’existence d’un homologue avec lequel entrer en relation, la notion d’action recentre le référentiel sur la seule collectivité territoriale française : le synallagmatisme laisse place à l’unilatéralisme.

Désormais, « Dans le respect des engagements internationaux de la France, les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent mettre en œuvre ou soutenir toute action internationale annuelle ou pluriannuelle de coopération, d'aide au développement ou à caractère humanitaire », action qui peut – cela n’est plus une condition comme auparavant – se traduire par la mise en place d’une convention avec des autorités locales étrangères.

Enfin, en 2021, le législateur impose aux collectivités qui souhaitent faire usage des possibilités ouvertes par l’article L. 1115-1 de prendre « en considération dans ce cadre le programme de développement durable à l'horizon 2030 adopté par l'Assemblée générale des Nations unies le 25 septembre 2015 ».

Cette dernière mutation textuelle, bien qu’inapplicable aux espèces qui vont être analysées, est mentionnée à des fins d’exhaustivité.

Il résulte de ces rappels chronologiques que le principal obstacle à la coopération décentralisée et à l’aide extérieure a toujours résidé dans le fait de ne pas contrevenir aux engagements internationaux de la France.

L’usage des dispositions de l’article L. 1115-1 a, au gré essentiellement des calamités qui surviennent sur la scène internationale, suscité un contentieux épars, se manifestant par séquences successives.

La situation humanitaire qui prévaut en Méditerranée depuis la survenance du Printemps arabe peut légitimement être qualifiée de catastrophique – la barre symbolique des 20 000 morts en mer ayant été dépassée dès mars 2020 – et c’est donc fort logiquement que de nombreuses collectivités territoriales se sont résolues à agir.

Dans cette perspective, l’association civile européenne de sauvetage en mer « SOS Méditerranée » a été identifiée comme étant le récipiendaire à privilégier.

Entre 2018 et 2020, plusieurs collectivités ont ainsi délibéré, sous l’égide de l’article L. 1115-1 du code général des collectivités territoriales, pour accorder à SOS Méditerranée une subvention financière.

Ces délibérations ont conduit à l’éclosion d’un contentieux sériel, à l’initiative d’élus et/ou de contribuables locaux, ayant pour points communs une même orientation politique et un même conseil.

Divers tribunaux administratifs ont donc été amenés à se prononcer sur la légalité de la subvention, étant précisé que la thèse défendue par les requérants résidait essentiellement dans le fait que l’octroi de ce soutien financier allait à l’encontre des engagements internationaux de la France et contribuait à créer des dissensions diplomatiques.

A notre connaissance, au moins quatre d’entre eux (TA Montpellier, 19 octobre 2021, n° 2003886 et 2004323 ; TA Paris, 12 septembre 2022, n° 1919726 ; TA Nantes, 19 octobre 2022, n° 202012829 ; TA Bordeaux, 26 octobre 2020, n° 1900154) ont rejeté cette interprétation des faits et validé le recours à l’aide extérieure des collectivités territoriales.

Les divers contentieux ont tous été élevés en appel et c’est à la cour administrative d’appel de Bordeaux qu’il a incombé d’ouvrir la salve des arrêts « SOS Méditerranée ».

Par un arrêt n° 20BX04222 du 7 février 2023, les juges d’appel bordelais ont confirmé la position des premiers juges, en rappelant le cadre légal de l’article L. 1115-1 du code général des collectivités territoriales, en relevant que les statuts de l’association « SOS Méditerranée » lui confient pour objet de « sauver la vie des personnes en détresse, en mer Méditerranée » et qu’elle « est une association humanitaire indépendante de tout parti politique et de toute confession », puis en estimant, au terme d’une appréciation souveraine des faits, que l’aide octroyée ne portait pas atteinte aux engagements internationaux de la France.

Sur ce dernier point et conformément à la jurisprudence antérieure, les juges se sont livrés à une analyse in concreto pour estimer que la délibération en cause n’avait pas une portée politicienne en ce qu’elle précisait que l’aide accordée visait « exclusivement à soutenir les actions de sauvetage en mer menées dans les eaux internationales, au plus près des côtes libyennes où se produisent la plupart des naufrages ».

En confirmant la position unanime des juges de première instance, la CAA de Bordeaux semblait avoir tué dans l’œuf tout suspens quant au sort des contentieux analogues.

Mais la cour administrative d’appel de Paris, deuxième en lice, a surpris l’ensemble des observateurs en jugeant, contrairement à l’avis de sa Rapporteure Publique, que la subvention octroyée par le conseil de Paris était illégale.

En effet, dans un arrêt n° 22PA04811 du 3 mars 2023, la cour parisienne a annulé tout à la fois le jugement n° 1919726 du tribunal administratif de Paris en date du 12 septembre 2022 et la délibération du 11 juillet 2019 du conseil de Paris attribuant une subvention d'un montant de 100 000 euros à l'association « SOS Méditerranée ».

Pour ce faire, elle a retenu que si l’action de l’association « revêt une dimension humanitaire, les responsables de l'association ont, aussi, publiquement critiqué, et déclaré vouloir contrecarrer par leur action, les politiques définies et mises en œuvre par l'Union européenne et les Etats membres en matière d'immigration et d'asile, de franchissement des frontières extérieures de l'Union et de maîtrise des flux migratoires, en particulier s'agissant des arrivées irrégulières le long de la route de la Méditerranée centrale, et d'accueil en Europe des ressortissants de pays tiers » et relevé qu’elle « a, en outre, eu pour effet d'engendrer de manière régulière des tensions et des différends diplomatiques entre Etats membres de l'Union, notamment entre la France et l'Italie », avant de souligner qu’il « ressort des pièces du dossier, en particulier de la transcription des débats qui ont précédé l'adoption de la délibération contestée, que le conseil de Paris a entendu s'approprier les critiques de cette association à l'encontre de ces politiques migratoires ».

Partant, « le conseil de Paris doit être regardé comme ayant entendu prendre parti et interférer dans des matières relevant de la politique étrangère de la France et de la compétence des institutions de l'Union européenne, ainsi que dans des différends, de nature politique, entre Etats membres ».

Cette décision a fait l’objet de très nombreux commentaires et a fait les choux gras des chaînes d’information en continu, qui ont eu tôt fait de relayer, sans grand discernement, les conclusions hâtives de celles et ceux qui partagent l’idéologie du contribuable appelant dans cette espèce.

La doctrine universitaire et les praticiens ont, quant à eux, été plus mesurés et se sont interrogés sur le point de savoir si cet arrêt signifiait la résurgence d’une lecture stricte des dispositions de l’article L. 1115-1 du CGCT (TA Paris, 3 novembre 2011, n° 0917227 ; CE, 17 février 2016, n° 368342) ou bien s’il s’agissait d’une décision d’espèce plus que de principe.

L’arrêt de la CAA de Paris ayant été frappé de pourvoi, la Haute Juridiction ne manquera pas de trancher définitivement cette question.

Toujours est-il que, dans cette attente, d’autres juges d’appel sont amenés à se prononcer sur des cas similaires.

A commencer par la cour administrative d’appel de Toulouse, qui a eu à trancher deux litiges dans lesquels le cabinet CGCB & Associés est intervenu au soutien des collectivités.

Ces deux affaires permettent de réexaminer la décision de la CAA de Paris sous deux prismes différents, mais qui s’avèrent tous deux extrêmement instructifs.

En premier lieu, d’un point de vue procédural, il est à noter que – et il y a probablement là de quoi nourrir quelques regrets pour les parties concernées – aucune fin de non-recevoir tirée du défaut d’intérêt à agir du requérant ne semble avoir été soulevée dans le cadre du litige liée à la subvention du conseil de Paris.

Plus précisément, si l’appelant avait pu valablement justifier, en cause d’appel, de sa qualité de contribuable local en produisant un avis d’imposition à date – ce qu’il avait échoué à faire en première instance – ni la commune de Paris, ni l’association bénéficiaire de la subvention n’avait jugé opportun de rappeler le régime particulièrement contraignant auquel est soumis le contribuable local.

En effet, le Conseil d’Etat considère que le contribuable local est recevable à former un recours pour excès de pouvoir contre une décision ayant des répercussions sur les finances locales (CE, 29 mars 1901, n° 94580, Casanova : Rec. CE 1901, p.333), mais à l’impérieuse condition que la mesure où la décision contestée ait pour effet d’alourdir les charges grevant le budget et, par conséquent, d’augmenter les impositions locales auxquelles le contribuable est assujetti.

Mireille LE CORRE a ainsi pu écrire, dans ses conclusions rendues sous la décision du Conseil d’Etat n° 426291 du 27 mars 2020, que lorsque le requérant se prévaut de la qualité de contribuable local, il faut « que l’impact sur les finances locales ne soit ni purement hypothétique, ni insignifiant. Autrement dit, il doit, nous semble-t-il, pour être reconnu, réunir deux conditions : une condition de probabilité et une condition de taille, aucune ne devant aboutir à un résultat nul. »

Cette décision, fichée A, a d’ailleurs expressément retenu qu’il fallait que les conséquences de la décision contestée sur les finances ou le patrimoine de la collectivité soit « significatives ».

C’est la raison pour laquelle le cabinet CGCB & Associés l’a opposée au contribuable requérant qui entendait obtenir l’annulation de la subvention de 15 000 euros votée par le conseil municipal de Montpellier, somme qui ne représentait que 0,34 % du montant total des subventions accordées par la collectivité cette année-là.

Le tribunal administratif de Montpellier avait fait droit à cette fin de non-recevoir (TA Montpellier, 19 octobre 2022, n° 2004323).

Par un arrêt n° 21TL04860 du 28 mars 2023, la CAA de Toulouse vient de confirmer les premiers juges en rejetant pour irrecevabilité le recours de l’appelant.

Pour sévère qu’elle soit, la conception restrictive de l’accès au prétoire du contribuable local demeure manifestement d’actualité…

En second lieu, le juge d’appel toulousain s’est prononcé le même jour sur une seconde affaire, cette fois-ci portée par un élu d’opposition – donc bénéficiant d’un régime de recevabilité autrement plus souple – contre la délibération de la commission permanente du conseil départemental de l’Hérault octroyant une subvention de 20 000 € à l’association « SOS Méditerranée ».

La stratégie soutenue par le cabinet CGCB & Associés a consisté à démontrer que l’arrêt de la CAA de Paris était bien une décision d’espèce et non de principe.

En effet, elle se fonde sur :

  1. Des éléments de considérations classiques en la matière :

La nature de l’action de l’association subventionnée, qui revêt bien un caractère humanitaire ;

Les déclarations publiques émises par les membres de l’association, qui ont pu notamment consister en des critiques assez vives de la politique menée par l’Union européenne et de la France.

Néanmoins, il est acquis qu’aucune disposition législative ou réglementaire n’interdit à une association subventionnée de formuler une prise de position dans le débat public, sauf à porter une atteinte à la liberté associative constitutionnellement garantie (cf. les très intéressantes conclusions de Laurent CYTERMANN sous la décision du Conseil d’Etat du 8 juillet 2020, n° 425926, qui met en évidence le rapport quasi-symbiotique entre « l’action de terrain » et « le militantisme », c’est-à-dire entre l’œuvre à laquelle concourt une association et les prises de position, le « plaidoyer », auxquels elle se livre).

Les effets de l’action de l’association subventionnée, qui a pu contribuer – c’est, en tout cas, la thèse défendue par le juge d’appel parisien – à générer des tensions et des différends diplomatiques.

  1. Un élément novateur et, vraisemblablement, dirimant, à savoir la volonté affichée des auteurs de la délibération litigieuse de « s’approprier les critiques de cette association à l’encontre de ces politiques migratoires. »

Et c’est probablement cette dernière spécificité – et elle seule – qui a conduit la CAA de Paris à censurer la délibération du conseil de Paris : en abordant de façon frontale des problématiques qui relèvent du pré carré de l’Etat, fut-ce à l’occasion du vote d’une subvention destinée à financer une association humanitaire, la collectivité a sciemment entendu se soustraire à l’impératif de « respect des engagements internationaux de la France ».

Or, si le conseil de Paris a vraisemblablement fait preuve d’imprudence, tel n’est pas le cas de la plupart des collectivités qui ont délibéré pour accorder une subvention à « SOS Méditerranée ».

S’agissant du Département de l’Hérault, le requérant – pourtant conseiller départemental et donc parfaitement au fait des circonstances dans lesquelles la délibération a été adoptée – n’a pas été en mesure de démontrer que celle-ci aurait été prise dans une visée purement politique ou afin de faire échec à la politique en matière d’immigration de l’Etat.

C’est donc fort logiquement que la CAA de Toulouse a, par un arrêt n° 21TL04824 du 28 mars 2023, rejeté au fond ce second recours.

En attendant que le Conseil d’Etat ne prenne position, il faut donc en conclure, n’en déplaise aux éditorialistes qui ont fait leurs choux gras de la décision du 3 mars 2023, que cette dernière n’a pas la portée que d’aucuns se sont empressés de lui conférer.