Cour Administrative d’Appel de TOULOUSE, 3° ch., 18 avril 2023, n°21TL03833

Vous êtes l'heureux propriétaire d'un immeuble agrémenté d'un jardin arboré, dans l'intra-muros de la ville d'Avignon et vous y coulez des jours paisibles depuis une dizaine d'années déjà.

Un beau jour de 2019, le facteur vous remet une enveloppe frappée du sceau du Tribunal administratif, au sein de laquelle vous découvrez la désignation, par voie d'ordonnance rendue au terme d'une procédure non contradictoire, d'un expert chargé de rendre un rapport préalable à l'édiction d'un arrêté de péril imminent (l'on parle désormais, à droit presque constant de "mise en sécurité") concernant votre bien.

Vous faites alors le tour de celui-ci et ne constatez aucun désordre ou suspicion de désordre, ce qui ne manque pas de vous plonger dans un abîme de perplexité...

L'expertise se tient le lendemain et le couperet tombe : votre immeuble, stricto sensu, ne souffre d'aucun affaiblissement structurel. En revanche, vous apprenez - puisque ni votre titre de propriété ni les servitudes d'utilité publique annexées au document local d'urbanisme ne le laissaient présager - que serpente, quelques mètres sous votre jardin, un ouvrage édifié au XI° siècle, dénommé "canal de Vaucluse" dont la voute en pierres de taille subi un déjointement du fait du passage des radicelles - la nature trouve toujours un chemin, dit-on - de l'if qui le surplombe et vous offre une ombre salutaire compte tenu du coup de chaud qui vous assaille à la lecture du montant prévisionnel des travaux nécessaires à la sécurisation de l'ensemble, qui s'élève à 260 000 euros.

Le choix de la collectivité de se placer sous le régime de la police administrative spéciale des immeubles menaçant ruine n'est pas anodin : contrairement à ce qui prévaut dans l'exercice des pouvoirs de police administrative générale (CE, 7 février 2003, n° 236824), elle n'a pas à faire l'avance des frais liés à la réalisation des travaux.

Indiscutablement inique du point de vue de la morale, la situation n'en demeurait pas moins susceptible d'être juridiquement bien fondée. Dura lex sed lex, parfois.

Après vous être recueilli à la chapelle du Miracle, vous vous rendez donc chez la seule personne susceptible d'entendre votre prière, à savoir votre avocat en droit public préféré.

Celui-ci vous poussera à initier un fil contentieux long de 4 ans, articulé en 3 actes et riche d'enseignements divers sur lesquels il convient de revenir.

1. L'urgence à suspendre, en matière de péril, est extrêmement ardue à caractériser.

L'arrêté de péril ordinaire édicté à la suite de la mesure expertale a été immédiatement frappé d'un recours en annulation et d'une requête dite de "référé-suspension".

Certes, la requérante avait parfaitement conscience qu'elle risquait de se voir opposer un défaut d'urgence à suspendre, puisqu'une éventuelle défaillance de celle-ci à réaliser les travaux aurait conduit la commune à émettre un titre exécutoire et qu'un simple recours dirigé contre ce dernier suffit à en suspendre la force exécutoire (article L. 1617-5 du CGCT).

Le risque financier est donc, au stade du seul arrêté de péril, trop hypothétique pour justifier une action sur le fondement de l'article L. 521-1 du CJA.

Il s'agit là d'une solution relativement classique et constante.

Oui mais, un tel raisonnement suppose que le recours au régime de la police administrative des immeubles menaçant ruine soit dûment justifié, ce qui était l'objet principal du litige, pour deux raisons :

La propriété de l'ouvrage supportant les désordres, à savoir le canal de Vaucluse, n'était pas clairement établie ;

Il est impossible de faire usage de cette police administrative spéciale lorsque l'origine des désordres est extérieure à l'immeuble qui les supporte. Cette hypothèse vise notamment les séismes, éboulements et affaissements du sol. En pareil cas, seul le recours aux pouvoirs de police administrative générale est admis (CE, 18 avril 1984, n° 50845). [Bien que ce moyen ait été soulevé, on regrettera - à la marge, bien sûr - que le cas de l'espèce n'ait pas apporté un éclaircissement sur le point précis de savoir si le réseau racinaire d'un arbre constitue une "cause extérieure" au désordre généré sur la voute d'un ouvrage situé à son aplomb...]

Mais le Juge des référés du Tribunal administratif de Nîmes ne s'est pas laissé convaincre et a rejeté le recours pour défaut d'urgence (TA Nîmes, 7 janvier 2020, n° 1904197).

Le débat serait donc tranché au fond.

2. Fonds et tréfonds doivent être distingués en matière administrative

La thèse défendue par la collectivité reposait sur l'acception civiliste selon laquelle la propriété du tréfonds suit celle du fonds.

Le canal de Vaucluse étant, aux yeux de la ville, un cours d'eau non domanial, il en découlait que l'entretien des rives - et donc, de la voute - devait incomber à chaque propriétaire du foncier en surplomb.

Autrement dit, les frais d'entretien du canal avaient vocation à être assumés par les propriétaires des parcelles sous lesquelles il serpente, chacun à concurrence de la section qu'il détient.

Une telle lecture fait toutefois fi d'un élément important et parfaitement établi en jurisprudence : le juge administratif n’adopte pas la même logique que son homologue judiciaire, puisqu'il admet, de longue date, que la propriété du fonds et celle du tréfonds puissent être disjointes (CE, 17 décembre 1971, n° 77103, A).

Il fallait donc s'interroger, avant toute chose, sur les caractéristiques de l'ouvrage supportant les désordres.

3. Un même objet juridique peut, en dépit d'une certaine continuité, recevoir deux qualifications distinctes

Le canal de Vaucluse ici en cause présente la spécificité d'être, à l'évidence dans sa partie découverte, qui va de sa source jusqu'à l'intra-muros avignonnais, un cours d'eau non domanial, puisque son lit suit alors un tracé non affecté par la main de l'homme.

Dans sa partie urbaine, en revanche, le canal s'avère avoir été creusé artificiellement pour servir de douve défensive au 12ème siècle puis de canal d’alimentation en eau à partir du 14ème siècle.

Or, on le sait, pour être constitutif d’un ouvrage public, un bien doit réunir les trois critères suivants :

Il doit revêtir une nature immobilière (CE, 12 octobre 1973, Commune de Saint-Brevin Les Pins) ;
Il doit nécessairement être le résultat d’un travail réalisé par l’homme (CE, 14 janvier 2005, Soltes), sans que ce travail résulte nécessairement de la volonté d’une personne publique ;
Il doit être affecté à l’utilité publique.

Il s'ensuit qu'un cours d’eau non domanial peut être qualifié, en tout ou partie, d’ouvrage public s’il fait l’objet d’un aménagement propre à cet usage (CE, 10 avril 1974, n° 88078 ; CE, 11 mars 1983, n° 28737)

Ainsi, un même canal peut revêtir, sur différentes sections, des qualifications juridiques elles aussi différentes (cf. les conclusions de Louis DUTHEILLET de LAMOTHE rendues sous la décision n° 406867, 406985 du 13 mars 2019).

C'est en se basant sur ces considérations que le Tribunal administratif de Nîmes a finalement annulé l'arrêté de péril litigieux (TA Nîmes, 9 juillet 2021, n° 1904200-2002185).

La Cour administrative d'appel de Toulouse vient, très récemment (CAA Toulouse, 18 avril 2022, n° 21TL03833), de confirmer la position des premiers juges, en ces termes :

5. En premier lieu, il résulte de l’instruction et notamment du rapport d’expertise, que la propriété en cause de la société civile immobilière, dans laquelle est exploité un restaurant qui dispose d’un jardin arboré, se situe au-dessus du canal souterrain de Vaucluse, lequel d’une largeur d’à peu près 3,30 mètres, est à environ 1,50 mètre de la limite parcellaire côté rue Vernet. Ce canal, dont il est constant qu’il n’a pas été classé dans le domaine public fluvial, constitue en conséquence et en principe un cours d’eau non domanial dont les propriétaires riverains sont chargés de l’entretien en application de l’article L. 215-14 du code de l’environnement. Toutefois, la circonstance qu’un ouvrage n’appartienne pas à une personne publique ne fait pas obstacle à ce qu’il soit regardé comme une dépendance d’un ouvrage public s’il présente avec ce dernier un lien physique ou fonctionnel tel qu’il doive être regardé comme un accessoire indispensable de l’ouvrage. À cet égard, il résulte de l’instruction, et notamment du rapport d’expertise, ainsi que l’a relevé la première juge, que le canal qui traverse le tréfonds de la parcelle de la société intimée est alimenté par une dérivation de la Sorgue prenant sa source à Fontaine-de-Vaucluse et appelée aujourd’hui canal de Vaucluse. Le contrat de rivière « Les Sorgues » 2010-2015 souligne que le canal de Vaucluse recueille les eaux de ruissellement pluvial des communes, fortement urbanisées, des coteaux ouest du bassin. Il ressort également des propres écritures de la commune d’Avignon et de la communauté d’agglomération du Grand Avignon produites en première instance que, dans sa partie avignonnaise intra-muros, le canal de Vaucluse a été aménagé afin de servir de douve défensive au 12ème siècle puis de canal d’alimentation en eau à partir du 14ème siècle, et qu’il reçoit encore actuellement les eaux du réseau public pluvial et les eaux usées d’une trentaine d’habitations, par intégration de descentes directes d’eaux usées ainsi que l’illustrent d’ailleurs les photographies du rapport d’expertise.

6. Il résulte de ce qui vient d’être exposé, et sans qu’il soit besoin d’ordonner une expertise sur ce point, que le canal de Vaucluse constitue dans le secteur en litige un ouvrage d'art affecté au service public d’évacuation des eaux pluviales et usées, spécialement aménagé à cet effet. La circonstance que cette affectation ne représenterait désormais qu’une part minoritaire des eaux circulant dans le canal de Vaucluse ne fait pas perdre à cette partie du cours d’eau aménagé sa nature d’ouvrage public.

7. Par ailleurs, eu égard, dans le secteur urbanisé en litige, au mode constructif de l’aménagement du canal de Vaucluse, qui comporte des parois, un plafond voûté et des arcs doubleaux appuyés aux parois en pierre de taille, la voûte en litige fait partie intégrante du canal dont elle constitue la couverture. La circonstance que ces couvertures voûtées ont été édifiées à partir du 14ème siècle par des propriétaires privés sans transfert de propriété aux chanoines du chapitre puis à la ville d’Avignon, ainsi que le souligne une note de recherche documentaire du département de la culture de la commune d’Avignon, est sans incidence sur le caractère d’ouvrage public d’un bien immobilier incorporé matériellement à un ouvrage public et qui en constitue l’accessoire indispensable.

Si cela n'est pas toujours le cas, cette solution juridique s'avère également la plus souhaitable du strict point de vue de l'équité : il est en effet rassurant que l'on ne fasse pas supporter la charge de l'entretien d'un ouvrage millénaire à des propriétaires qui en ignoraient jusque là l'existence même...